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Perspectives Psy • Volume 49 • nº3 • juillet-septembre 2010 • p. 189-197

Évolution de la pédopsychiatrie en Russie : la difficile introduction des connaissances psychanalytiques sur l’enfant

Victoria A. POTAPOVA, Eugène V. MAKOUCHKINE ,

Paul V. KATCHALOV , Hervé BENHAMOU 

Résumé

C’est une convalescence laborieuse que celle de la pédopsychiatrie et de la pédo-psychanalyse russes : sous le joug d’une prétendue science synthétique, la « pédologie », elles ont d’abord été asservies à l’utopique espérance soviétique de la construction d’un « homme nouveau » pendant la décennie 1920-1930, puis, en 1940-1980, et grâce à la protection précaire de la mission de service social, elles ont pu se permettre un certain intérêt pour le point de vue psychodynamique. Libérés en 1985-1991, ces deux disciplines, renouant avec l’occident, doivent répondre à la demande prioritaire que constitue la prise en charge de la souffrance psychique dans la jeunesse russe.

Mots clés : pédopsychiatrie, psychanalyse, histoire de la médecine, Russie. 

The laborious inception of child psychoanalysis in Russia

Summary

Russian child psychiatry and psychonalysis painfully recover after being brought under the subjection of « paedology », a synthetic so-called science and enslaved to the utopian soviet expectation of building a « new man » in 1920-1930. Later on, in 1940-1980, Under the precarious shelter of soviet social work, they could indulge in the psychodynamic viewpoint.

Liberated in 1985-1991 Russian child psychiatry and psychoanalysis take up again with western science to answer the urgent demand for care for the psychic sufferings of youg russians.

Key words : child psychiatry, psychoanalysis, history of medecine, Russia.

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Pour y voir clair dans ce qui touche à la Russie d’aujourd’hui, y compris sa pédopsychiatrie, on ne peut faire l’économie d’un éclairage à travers l’histoire de ce pays.

Quelques aspects historiques

En particulier, nous sommes nous-mêmes sans cesse obligés de revenir à ce tournant historique qu’a été le coup d’État communiste d’octobre 1917 , et particulièrement à l’assassinat, en 1918, de toute la famille naguère vénérée par le peuple paysan comme autant de divinités incarnées : du petit père le Tsar, de la Tsarine, de leurs quatre filles et de l’héritier, le Tsarévitch. Sans procès, sans condamnation, ce massacre

brutal de toute la famille – sans épargner les enfants – fait figure de défi à la loi naturelle et pour ainsi dire de repas totémique, déchirant la chair des victimes. Il émanait un sentiment de toute puissance chez les gardes rouges, ces fils qui venaient d’arracher le pouvoir au Père. Et pendant presque les trois quarts de

siècle qui suivront ce crime fondateur, tous les aspects fantasmatiques du paysage public des Russes seront infiltrés de grandioses idées subdélirantes : le développement économique va surpasser le monde entier, le cours des grands fleuves de la Sibérie du nord sera inversé, l’art et la littérature (renouvelés par le « réalisme socialiste ») seront le fleuron de la civilisation, et par dessus tout, ces miracles conduiront

à l’avènement de ce prétendu « homme nouveau » du radieux avenir communiste. 

Ce délire, nietzschéen plutôt que marxiste, selon le romantique et sanglant révolutionnaire qu’était Léon Davidovitch Trotski (1879-1940) constituait « la mise à jour d’une édition de l’homme revue et corrigée : telle est la tâche suprême du communisme ». Cette foi en l’avènement d’une vie nouvelle dans la félicité et les «lendemains qui chantent» inspire à ses adeptes, dans leur logique délirante, un vif intérêt pour l’éducation de l’enfant, matière première à la réalisation de ces utopies. Aussitôt après la « grande révolution socialiste », cet intérêt s’exprime rigoureusement dans les arts et la littérature. C’est l’essor de la « littérature soviétique enfantine  ». Maxime Gorki (pseudonyme d’Alexis M. Pechkov, 1868-1936), «le plus grands des écrivains prolétariens», ouvre la voie avec Mes Universités, autobiographie de ses

émotions d’adolescent. Korneitchouk (1882-1969), et à sa suite une multitude d’autres écrivains, se spécialisent dans la production exclusive de vers et de récits pour enfants, métier jusqu’alors sans précédent dans la littérature russe. En peinture, cette tendance a pour illustration emblématique un tableau « révolutionnaire » fétiche, icône orthodoxe par son style et païen par son sujet : la Baignade du

cheval rouge de Côme Pétrov-Vodkine (1878-1939). Cette peinture se trouve actuellement à la galerie Trétiakov de Moscou : frêle et nu, un garçonnet au regard halluciné et hiératique, qui ne connaît ni peur ni timidité, chevauche une invraisemblable et énorme monture rouge, laquelle porte dans les flots son puéril cavalier.

Premiers lieux pédopsychiatriques

Cette mode enthousiaste de l’intérêt pour l’enfance n’épargnera pas la psychiatrie. En plein climat de guerre civile, de catastrophe économique et de famine, on vit éclore à profusion et avec une vitesse inouïe les associations et institutions médico-psychologiques infantiles les plus variées, d’orientation vaguement psychanalytique pour la plupart. Au printemps 1918, à Moscou, on met en place un Institut de l’Enfant qui comporte deux divisions, l’une somatique, l’autre psychologique, ainsi qu’un jardin d’enfants, expérimental. Cette même année, toujours à Moscou, l’illustre « Maison de Santé Psychiatrique » du capitaliste Alexéiev se transforme en clinique médico-pédagogique. En 1991, elle deviendra l’Hôpital Psychiatrique Alexéiev. En août 1919, à Petrograd, c’est « l’Institut Clinique et Psychothérapique pour Enfants » qui ouvre ses portes. Son directeur apporte une note pittoresque dans la Société psychanalytique

Russe : le docteur Aron (Alexandre) B. Salkind (1886-1936) est adepte à la fois de la « pédologie » vague synthèse, comme nous y reviendrons, des sciences de l’enfant, et du « freudo-marxisme ». 

L’académie neuro-psychologique de Petrograd, dirigée par l’illustre Vladimir L. Bechterev (1857-1927), ouvre son «Institut d’Observation de l’Enfant». C’est là que le jeune docteur Tatiana Rosenthal  (1885-1921) commence ses recherches psychanalytiques. À partir de 1919, elle dirige également le service de neurologie et de psychiatrie de l’enfant à l’Institut du Cerveau fondé par Bechterev où, en 1919-1920, elle dispensera son enseignement de la psychanalyse. Cette même année 1919 elle publie La souffrance dans l’œuvre de Dostoïevski, article où, s’appuyant sur l’analyse de la biographie de l’écrivain, elle n’hésite pas à contredire Freud en insistant, chez Dostoïevski, sur l’importance des traumatismes

affectifs infantiles, réfutant le diagnostic d’épilepsie essentielle. En 1920, au premier congrès national de l’enfance, elle présente un exposé dont le retentissement sera large sur l’intérêt des conceptions freudiennes pour l’éducation de l’enfant. Le suicide de Tatiana Rosenthal en 1921 pose la question du sentiment de liberté d’esprit que pouvaient éprouver les psychanalystes russes dans leurs activités

de recherches et leurs travaux. Comment pouvaient-ils vivre cette fièvre nietzschéenne qui s’était emparée du parti communiste avec sa construction d’un homme nouveau, prétendant utiliser les outils de la psychanalyse, dans un contexte de meurtre cannibale du Père, pour parvenir à créer une race artificielle d’enfants du prolétariat victorieux ?

La « Maison de l’enfance » 

De fait, cet engouement pédo-psychanalytique de la révolution communiste est resté bien éphémère. Il s’explique en grande partie par le pouvoir démesuré dont a disposé Trotsky de 1917 à 1924. Alors commissaire du peuple chargé de la défense, il avait été sensibilisé, pendant ses années d’exil viennois,

aux concepts psychanalytiques. C’est lui qui voulait la création à Moscou d’un « Institut Psychanalytique d’État » pour y faire travailler les psychanalystes non pas évidemment à leur guise, mais exclusivement aux « tâches actuelles » que désignerait le Parti Communiste. C’est ainsi que le directeur de cet institut et de la « Maison de l’enfance » qui lui est rattachée, le docteur Ivan D. Ermakov  (1875-1942) devra délaisser ce qui l’intéressait naguère, à savoir la psychanalyse appliquée aux arts de la littérature, pour «s’appliquer» lui-même à l’enseignement aux pédagogues de la théorie psychanalytique. De même, le

docteur Sabine N. Spielrein (1885-1942), une fois attachée au carcan communiste, devra renoncer à la clinique, à la métapsychologie, à la sexualité féminine, à tout ce qui l’intéressait pour se vouer à des leçons de théorie psychanalytique de l’enfant. 

Cet étrange établissement qu’était la «Maison de l’enfance» recevait une trentaine d’enfants d’un à cinq ans, rejetons pour la plupart de hauts dignitaires communistes, le fils de Staline entre autres. Moins que l’observation scientifique du développement, il avait pour objet de recherche, à partir des acquis de la psychanalyse, d’une « voie nouvelle » d’éducation. Le narcissisme de ces enfants, leur prégénitalité, étaient idéalisés. Le deuil quel qu’il fût était dénié. Tout cela apparaît aujourd’hui évident au titre de symptômes d’une pédagogie perverse, appuyée sur le meurtre d’un Père coupable, par des fils exempts de toute faute. Les principes de cet éclairage prétendument psychanalytico-pédagogique s’énonçaient pour le directeur Ermakov par des axiomes tels que : « ce qui est réprouvé ou choquant pour l’adulte ne l’est pas pour l’enfant ; tout ce qu’exprime l’enfant en bien venu, puisque nous y gagnons en connaissance de son monde intérieur. Mais, pour que l’enfant puisse s’ouvrir sans entraves, il faut entre l’adulte et lui instaurer un climat d’entière confiance et de respect mutuel. L’épanouissement de l’enfant passe par la définition de l’étendue qu’a pour lui le principe de plaisir , mais cette définition doit être l’œuvre de l’enfant lui même ; elle doit l’amener non pas à mesurer sa faiblesse, mais à sentir l’étendue de son pouvoir et à en prendre conscience ». 

Ce qui incombait au personnel de la « Maison de l’enfance », c’est la tâche « d’étudier l’enfant une fois que le transfert s’est établi » (à charge pour l’infortuné Ermakov de ne pas oublier aux enfants de quels « camarades du parti » il avait à faire). Il ajoute : « C’est par la voie du transfert (toujours un coup de chapeau à Freud) sur la « responsable » (Ermakov n’ose dire institutrice), que l’enfant  pourra s’initier aux contraintes de la réalité en se refusant ces satisfactions somatiques (entendez : anales) qui, à défaut entraveraient son évolution (princière autant que communiste) et en feraient un être asocial ». 

À la décharge d’Ermakov, précisons qu’il conclut son traité par un vœu pieux : « tout responsable de la Maison qui aura la charge d’enfants aura été préalablement psychanalysé lui-même, de façon à réduire à zéro (sic) l’incidence délétère sur son action de ses propres complexes ».

L’avis de Freud

Enfermés dans les incroyables conditions humaines de cette expérience sociale communiste, ces pionniers russes de la psychanalyse d’enfants vont s’efforcer de rendre compte de leurs travaux à leurs collègues de Vienne et de Berlin, à commencer par Sigmund Freud. 

Directrice de la « Maison de l’enfance » le docteur Vera F. Schmidt (1889-1937) tente une impossible défense de sa besogne de synthèse entre psychanalyse et idéaux de l’éducation collectiviste dans un article publiée en allemand par la Revue Psychanalytique Internationale (1922) : dans la Maison, « les enfants ne connaissent pas ni autorité ni contrainte parentale ni rien de semblable », et de poursuivre : « si le père et la mère sont pour [les enfants] des êtres idéaux, objets de beauté et d’amour, il n’est pas impossible que des rapports aussi bons (que dis-je, pourquoi pas meilleurs ?) qui existent entre enfants et parents s’instaurent dans des lieux d’éducation étrangers au foyer familial ». La distance aidant, on voit bien comment la théorie psychanalytique peut faire office de « compagnon de route » pour un petit bout de chemin dans la grande œuvre de la subversion de la famille traditionnelle, alpha et oméga de la pédagogie soviétique pour les années à venir. 

Freud trouvera ce travail intéressant mais utopique : « Vous savez la vérité ? », sentence-t-il, et ajoute : «notre science ne peut être mise au service d’aucun parti, car pour se développer, elle a besoin de la liberté de penser». Quant à Wilhelm Reich, enthousiasmé par tout ce qui est communiste, il qualifie la «Maison de l’enfance» de Moscou de « première tentative, dans l’histoire de la pédagogie, d’attribution d’un contenu pratique à la théorie de la sexualité infantile ». Comme tous les idiots utiles  de l’occident, Reich idéalise démesurément la réalité soviétique et reproche à Véra Schmidt d’admettre « la nécessité pour l’enfant de dépasser le principe de plaisir pour s’adapter à la réalité ».

La fin de la « Maison de l’enfance »

Les insuffisances, tant théoriques que concrètes de l’organisation et du fonctionnement de la « Maison de l’enfance » (qui dépendait administrativement de l’assistance publique), la négligence du président Ermakov et l’absence de formation analytique des enseignants, ne pouvaient que conduire à un conflit institutionnel. En juillet 1924, les personnels de la Maison adressent une première lettre collective aux administrateurs de l’Institut Psychanalytique d’État : sans reconnaître l’importance des actions psychanalytiques, on se plaint d’avoir à travailler dans le flou en raison des effets de transfert, lequel accentue la dépendance des enfants, phénomène dont les enseignants supportent mal l’ampleur, faute

d’analyse personnelle et de formation. Il n’est pas anodin d’observer qu’au même moment, Sabine N. Spielrein se plaint de ne pas pouvoir observer personnellement les enfants, ni assurer l’analyse des enseignants, de sorte à ce que son activité se réduit à « des raisonnements purement théoriques et à des vœux pieux ». L’appui initial de la direction du Parti à l’Institut et à la Maison, suivi d’une surveillance

étroite, ne tarde pas à manifester ses effets délétères. L’activité épistolaire collective s’oriente vers le Commissaire du Peuple  à l’Éducation Nationale, et une prolifération de commissions s’intéressent de moins en moins à l’essentiel des questions qui se posent : l’intervention d’incompétents hostiles à la psychanalyse favorise des rumeurs sur l’expérimentation sur les enfants, et des bruits d’expériences sexuelles attisent le scandale. Le 14 août 1925, le Commissaire du Peuple à l’Éducation Nationale, Anatole V. Lounatcharski (1875-1933), flanqué de son collègue à la santé publique, Nicolas A.

Semachko (1874-1949), adoptent une résolution de clôture de l’Institut Psychanalytique d’État, et de la «Maison de l’Enfance».

L’Âge d’or de la pédologie

La Société Psychanalytique Russe vivotera jusqu’en 1927. Le dernier exposé proprement psychanalytique à être présenté en séance sera Fantasme et Réalité dans le psychisme de l’enfant de Moïse en 1926 par M.Wulff (1878-1971). Dès cette même année, la Société inaugure l’audition, sur les ruines de la psychanalyse, de communications relevant de la nouvelle science qu’est la « pédologie ». Pour son père fondateur, Paul Blonsky (1884-1941), psychologue de renom, c’est la « science de l’enfance » qui rassemble toutes les connaissances qu’apportent la biologie, la pédagogie et la psychologie. Cet auteur à

composé un traité de pédologie qui recouvre à peu près les actuels traités de psychologie du développement décrivant les stades successifs de celui-ci : anatomiques, physiologiques, psychologiques.

Cette science nouvelle tournait le dos à la psychanalyse : elle se désintéresse de tout ce qui fait le destin singulier de chaque enfant, et surtout du développement psycho-sexuel, au profit des dogmes communistes sur la primauté du social et la création de l’homme nouveau qui doit naître de la révolution culturelle. Nicolas I. Boukharine (1888-1938), l’un des grands dignitaires du Parti, est déjà connu

pour sa comparaison des expériences communistes sur le peuple russe avec celles que font les étudiants en médecine à l’amphithéâtre, lorsque au premier congrès de pédologie il déclare sur le ton de l’autorité : « Il nous appartient de trancher la question de l’importance du facteur social en affirmant qu’elle est supérieure à ce qui a été admis jusqu’à présent. Cette profonde réorganisation que nous appelons révolution culturelle trouvera son équivalent sociobiologique dans la réorganisation de la physiologie de l’organisme humain ». 

Le Parti entend donc parvenir à ce que plus tard la théorie de Michel Foucault appellera le contrôle des corps, qui caractérise tous les pouvoirs modernes quels qu’ils soient. Mais ce contrôle ne lui suffit pas : il lui faut encore la transformation de la nature même, physique et psychique, de l’homme. Il faut qu’il crée des « robots remplis de joie de vivre » (c’est un canular du folklore estudiantin), des constructeurs de lendemains qui chantent et d’avenirs radieux ; et c’est l’enfant qui semble être le matériau d’expérience le plus approprié. Pour Lounatcharski, Commissaire du Peuple à l’Éducation déjà évoqué, « par l’étude de l’enfant et de son développement, la pédologie s’élève vers l’économie qui lui réserve sa tâche suprême, la fabrication de l’homme nouveau en parallèle avec celle de nouveaux outils de production ». Boukharine est plus lapidaire encore : « … Il nous faut, dans les meilleurs délais, produire la quantité voulue de travailleurs qualifiés de chair et d’os [qui ne serons que] des machines spécialement formées, qu’on pourra sans délai mettre en pression et en circulation . »

Une machine bien formée, voilà le portrait de l’homme nouveau, créature idéale du communisme.

Enfantine ou non, la littérature soviétique abonde en portraits de Commissaire idéaux, exemples à suivre, étrangers à tout sentiment humain, pour étayer sans doute le refoulement de toute culpabilité envers la mise à mort du Père et le déclenchement du carnage qu’a été la guerre civile. 

C’est en vain que proteste le psychanalyste Moïse Wulff, qui tarde à émigrer : « La pédagogie idéale est exempte de tout but, principe ou intérêt autre que celui de l’enfant ». Même le physiologiste anti-freudien et réductionniste Ivan P. Pavlov (1849-1936) avant d’être transformé en Saint Patron des réflexes conditionnés de la « Science Soviétique » tente de son vivant de raisonner ses thuriféraires marxisants : « Vous simplifiez trop l’Homme ». Le physiologiste n’est pas mieux entendu que le psychanalyste. 

Le mouvement pédologique envahit le pays, les cabinets régionaux se multiplient, groupant pédologues, psychologues, psychotechniciens, médecins et paramédicaux. Le docteur Sabine N. Spielrein quitte Moscou en 1924 et s’installe dans sa ville natale de Rostov-sur-le-Don en qualité de pédologue d’une école. Rêve-elle alors de faire survivre le freudisme ? La Société Psychanalytique Russe a été dissoute en 1931, mais beaucoup de ses anciens membres s’efforcent de poursuivre leur activité dans les cabinets et laboratoires de pédologie dans des conditions de plus en plus insupportables. Les derniers feux de la psychanalyse, sous le couvert de la pédologie, pourront encore couver jusqu’à la veille de l’ère de l’interdiction et de la répression.

Une phase de transition

En juillet 1936, un décret de Parti excommunie la pédologie, proclamée science malsaine, subversive et contraire au marxisme. Toutes les institutions pédologiques sont aussitôt anéanties. Créée pour être l’esclave consentante de l’utopie au pouvoir, cette science avait failli à sa mission, elle n’avait su porter

les fruits qu’attendaient d’elle les seigneurs marxistes. Elle n’avait pas réussi à rééduquer les récalcitrants pour en faire des machines spécialement formées. Ce sont les camps de travail, qu’ont chantés les écrivains soviétiques, « ingénieurs des âmes » selon le mot de Staline, Maxime Gorki en tête, ces camps

donc qui se sont montrés meilleurs outils de dressage. L’interdiction en cette même année 1936 de Pensée et Langage, œuvre de Léon S. Vygotski (1896-1934), marquait la fin de tout compromis entre le dogmatisme totalitaire et la science psychologique. Toute forme de recherche en psychologie de l’enfant était anathématisée pour vingt ans , mais il semblait à l’époque que ce fût pour toujours. 

La psychiatrie russo-soviétique s’est figée dans une séméiologie phénoménologique associée au recours systématique à des modèles étio-pathogéniques aux références biologisantes. Ces modèles arbitraires se sont succédés au gré des modes du moment : pathogénies virales dans les années 1950, génétiques dans les années 1960, neuro-immunologiques dans les années 1980. Timide auxiliaire de la psychiatrie, la psychologie médicale s’efforce de répondre à la « demande sociale » (en fait à celle du Parti) d’une adaptation sociale de la personnalité, par quelques efforts de raccordement entre des bribes de théories de l’inconscient et les concepts du « matérialisme dialectique ». De là naissent les arides et laborieuses théories de Vladimir N. Miasichtchev* (1893-1973), la « motivation » et « l’attitude psychologique sans appréhension de la conscience » de Dimitriy Ouznadzé (1886-1950). 

Dans sa réalité clinique, derrière les murs des hôpitaux pédopsychiatriques, la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent a pu dans une certaine mesure échapper à l’instrumentalisation et aux manipulations idéologiques qui ont affecté celle de l’adulte. Les enfants, l’énigmatique autiste par exemple, ne pouvaient pas être des ennemis du peuple se dérobant au pouvoir dans les années 1930-1950 et, dans les années 1960-1970, ce pouvoir ne pouvait pas à son tour dissimuler parmi eux ses dissidents politiques. Aussi, en psychiatrie infanto-juvénile, des psychiatres tels que  Vladimir V. Kovalev à Moscou et André E. Litchko à Pétersbourg  ont su conserver quelque chose du dialogue singulier voire subrepticement de l’éclairage psychodynamique, à la faveur de la discrétion d’une présentation clinique lors de leurs enseignements oraux de la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent. 

Sous l’ère de le Perestroïka

Entreprise par Gorbatchov en 1985, la reconstruction (Perestroïka), s’est poursuivie par le lever du rideau de fer et s’est achevée par la révolution d’août 1999 et l’effondrement de l’utopie communiste. 

À l’ère post-soviétique, et en réaction envers soixante-dix ans de collectivisme forcé, l’individu russe est détaché de tout lien social. La famille russe souffre d’une très grave crise, dont une crise démographique sans précédent. La mise à mort du Père a dévalorisée la fonction de tous les pères russes. Ceux-ci, qu’ils soient au nombre des rebelles emportés par l’exil ou la mort – les « cygnes blancs » de Marina Tsvetaïeva – ou qu’ils soient restés, grossissant la foule des esclaves dociles, se sont, les uns et les autres, montrés incapables d’assurer la protection et le salut de leurs familles. Et s’il s’agit de privilégiés du régime, bénéficiant d’avantages plus ou moins importants, ils ne pouvaient cacher aux leurs les servitudes volontaires (peu ou prou), leur opportunisme et leur bassesse : victimes ou bourreaux suscitant la pitié ou le dégoût, ils étaient tous également et inexorablement hors d’état de gagner le respect de leurs femmes et de leurs enfants. L’État soviétique, paternaliste plutôt que paternel, entretenait une relation de mère archaïque. En outre, la filiation était souvent un secret de famille, parce que le marxisme appliqué conduisait les innombrables bureaux – ceux du Parti, des polices, de l’armée, du personnel – à des calculs délirants pour établir une « classe sociale d’origine » d’un sujet donné, ce qui inspirait une peur générale et brouillait encore d’avantage le tissu des relations familiales (presque toujours au moins en partie, et quelque fois totalement).

Le complexe de la poupée russe

La famille russe a donc recourut, pour se reconstruire, à la lignée matrilinéaire : c’est le complexe de la poupée russe, littéralement la matriochka, la petite matrone. Le père dévalorisé n’a plus qu’un rôle de pure forme et ses enfants méconnaissent sa fonction de recours dans la triangulation, fonction qu’assure

tant bien que mal la grand-mère maternelle (babouchka), au point d’inspirer aux enfants la perception quasi-délirante d’un véritable couple parental mère/grand-mère. 

Le retour en force d’un capitalisme sauvage peut amener sur la scène familiale le retour du père, couvert d’argent mais, revers de la médaille, vécu par la mère et les enfants comme un intrus indésirable, usurpant à force d’argent le droit de garde de la mère et de la grand-mère. 

Cette situation est aggravée par l’inexistence d’une juridiction pour enfants, de sorte que les psychiatres, face au besoin d’une mesure de protection pour un enfant, ne trouvent pas de magistrat pour interlocuteur. Autre illustration de l’impossibilité dans la société post-totalitaire de trouver un symbole porteur de la fonction tierce de la loi, il est difficile au père comme à la mère d’interdire et de poser des limites. Ils ne veulent pas faire souffrir à leurs enfants leurs projections narcissiques : ils ont, sous le totalitarisme communiste, vécu une vie faite de pénurie et d’interdits de toute sorte et sont d’avance culpabilisés à l’idée de traumatiser leur progéniture. Pour sentir combien la fonction protectrice de l’interdiction est défaillante, il suffit, dans Moscou la nuit (qui ressemble de plus en plus à Las Vegas), de contempler les foules d’adolescents courant à leurs plaisirs. Cette faillite généralisée de la famille (et la famille favorisée n’est pas plus épargnée que la famille en détresse) est, à notre avis, le facteur déterminant des aspects cliniques que peut revêtir l’actuelle psychopathologie : troubles anxieux diffus, troubles du comportement sans élaboration mentale (comme les troubles des conduites alimentaires), automutilations et surtout délinquances et conduites addictives.

Les lacunes du maillage pédopsychiatrique 

La crise démographique russe n’est que trop connue. Tout se passe comme si le pays ne pouvait plus avoir d’enfants, faute d’avoir fait son deuil et fait son examen de conscience après le parricide et le massacre d’enfants, prélude aux carnages du XXe siècle. 

Il y a eu en 2002 une enquête clinico-épidémiologique à partir des données fournies par les examens médicaux dans toute la Russie. Les résultats ont été perturbés par les bouleversements de la loi de 1992 sur la réorganisation des soins psychiatriques et le passage des psychiatres à la CIM-10. Quoi qu’il en soit, il semble établi que la demande de soins va croissante pour la souffrance psychique, pour ne rien dire de la morbidité psychiatrique tant chez l’enfant jusqu’à 14 ans que chez l’adolescent de 15 à 17 ans. Pour 100 000 enfants, cette morbidité infantile a été en 1992 de 637,5 et en 2002 de 840. Chez l’adolescent les mêmes années, le chiffre passe de 786 à 1356,4. 

En Russie comme ailleurs, l’économie de marché, porteur d’un idéal de libéralisme économique, passe sous silence ce qui est alloué aux besoins d’ordre social, et, en ce qui concerne la psychiatrie, au nombre de lits, les dotations de lits hospitaliers pour les hôpitaux de psychiatrie infanto-juvénile . 

À Moscou par exemple, il y a un seul hôpital pédopsychiatrique qui, en 1995 sous la Perestroïka, avait 1200 lits pour n’en plus avoir que la moitié en 2005. On pouvait espérer que le fléchissement du nombre d’hospitalisation s’expliquait par l’introduction du principe de service libre, par les thérapies nouvelles et le changement des aspects cliniques des pathologies qui en découlait, par le déplacement du centre de gravité du soin au profit du réseau ambulatoire car le système soviétique, reposant sur l’hôpital et le dispensaire, était dépassé. Mais en réalité, ce recentrement du soin sur l’extrahospitalier, hôpitaux de jour et consultations dans les policliniques générales ne s’est pas produit. Cette absence de développement du soin ambulatoire a pour cause, entre autres, l’inexistence parmi les spécialités médicales de celle de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Quant à l’accueil dans les structures extrahospitalières par les psychologues cliniciens, il n’a aucune existence officielle.

De nouveaux principes de formation

Il n’était que trop certain que des principes comme la pratique du soin pédopsychiatrique avait vieillit et que les connaissances des psychiatres et des psychologues n’étaient plus au niveau voulu quant au développement de l’enfant, au travail avec la famille en psychothérapie institutionnelle, et à toutes les conquêtes que la psychiatrie sociale du XXe siècle avait faite, grâce notamment à la psychanalyse.

Aussi a-t-on vu toute une pléiade de jeunes psychiatres et psychologues prendre le chemin de l’école dans les Instituts de Psychanalyse de Londres et de Paris, ainsi que celui de l’hôpital, dans les meilleurs établissements psychiatriques d’Angleterre et de France. Après cinq à six ans de cette expérience étrangère, les anciens élèves de Paris (Mme Victoria Potapova et M. Paul Katchalov) et de Londres

(Mme Lola Komarova) regagnèrent Moscou en ayant trouvé un accueil chaleureux chez Serge Lebovici pour la consultation mère-bébé, au centre Alfred Binet pour le psychodrame analytique, au centre Anna Freud pour les méthodes d’observation de l’enfant selon Esther Bick. Acquise dans les services de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Esquirol à Saint Maurice (Val de Marne) et à la Tavistock Clinic de Londres, les connaissances pratiques de la pédo-psychiatrie moderne sont actuellement enseignées au département des méthodes de formation continue du centre fédéral Vladimir Pétrovitch Serbsky de recherches en psychiatrie sociale et légale. Tous les cinq ans, tous les psychiatres et psychologues cliniciens de Russie doivent y fréquenter un cours de perfectionnement. La récente création du département de psychanalyse de ce même CHU Serbsky constitue un pas important vers l’intégration du savoir psychanalytique dans la formation de ces spécialités. 

Les programmes de formation établis par les psychanalystes membres de la Société de Paris et de la Société britannique ont été appliqués dès 1998. Depuis cette même date, le cursus d’introduction à la psychanalyse clinique, d’une durée de deux ans, compte chaque année 25 à 30 auditeurs, tous habitants de la région de Moscou (pour des raisons évidentes). Toujours depuis 1998 au CHU Serbsky, le séminaire permanent de psychodrame analytique assuré par Mme Potapova est largement suivi par les internes des hôpitaux psychiatriques de Moscou et par les psychologues cliniciens en formation. 

Le succès de ce séminaire fut consacré en 2004 par la publication de la première monographie russe consacrée au psychodrame psychanalytique en psychiatrie infanto-juvénile (Potapova, 2004). Le département de psychanalyse du CHU Serbsky applique toujours la technique de Serge Lebovici à la consultation familiale thérapeutique, consultation ouverte aux professionnels ainsi qu’aux groupes de réflexion clinique, activités qui se déroulent tant au CHU lui-même qu’au centre médicopsychologique infanto-juvénile du quartier de Stroguino dans l’arrondissement nord-ouest de la capitale. 

Nos collègues français ont apporté à la propagation en Russie de la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent une contribution décisive. Hervé Benhamou et Serge Lebovici restent à jamais les initiateurs en Russie de la pédopsychiatrie : dès 1996, Hervé Benhamou et Pavel Katchalov lançaient la coutume des colloques annuels franco-russes de psychanalyse, qui ont toujours fait une place de choix à l’infanto-juvénile. Il faut aussi rappeler le dévouement assidu qu’au fil des années ont manifesté Colette Chiland, Annette Fréjaville, Gilbert Diatkine. Quant à la méthode d’observation Esther Bick et au centre d’observation du Nord Ouest que nous avons évoqué, il faut, à leurs propos, saluer l’enthousiasme sa directrice, Mme Olga Papsoueva, membre de la Société de Psychanalystes de Moscou, groupe d’études de l’API. 

L’actuelle mise en place du projet de santé de l’enfant

Aujourd’hui, le psychiatre en chef pour la psychiatrie infanto-juvénile auprès du ministère de la Santé de Russie, le docteur Eugène V. Makouchkine, est bien conscient de la modicité des moyens disponibles. Il a élaboré un ambitieux « projet d’organisation de la protection de la santé de l’enfant en fédération de Russie » pour la période qui s’achève en 2010, et s’efforce de le mettre en application. Ce projet comporte entre autres les objectifs suivants :

– recentrer les soins sur l’extra-hospitalier et surtout sur l’hôpital de jour, structure la plus familière au personnel,

– reconnaître la spécialité de psychiatre d’infanto-juvénile,

– mettre l’accent sur la formation du personnel soignant en matière de problèmes médicosociaux (suicide et délinquance notamment),

– rendre toute la jeune génération capable de recourir à la psychothérapie institutionnelle d’inspiration psychanalytique,

– développer la théorie familiale pour répondre non seulement à la pathologie psychiatrique, mais aussi à l’accompagnement psychothérapique de l’accueil familial, car celui-ci n’existe pour ainsi dire pas, malgré

toute une population d’enfants abandonnés et laissés pour compte dans des orphelinats qui sont des pépinières de folie et de violence,

– développer la micropsychiatrie ou psychiatrie du nouveau-né selon Lebovici,

– développer la coopération internationale et la formation à l’étranger en mettant l’accent sur la psychanalyse.

Selon nous, et malgré les rumeurs récurrentes selon lesquelles la psychanalyse serait passée de mode, l’histoire récente en occident comporte un enseignement : seul le savoir psychanalytique, intégré concrètement dans la pratique de la psychiatrie sociale, est capable d’apporter à l’institution pédopsychiatrique des progrès décisifs.

Remerciements

À Michel Gourevitch, Antoine Bioy et Jean-Marc Guilé pour leurs précieuses contributions à la rédaction de ce texte. Les Prs Potapova, Katchalov, psychiatres d’orientation psychanalytique, ont travaillé plusieurs années en France, et le Pr Makouchkine occupe au Ministère russe de la santé, le poste important de « Pédopsychiatre-Chef ». Tous trois francophones, ils ont beaucoup contribué aux succès des quatre symposiums franco-russes de psychiatrie, organisés, ces dernières années, à Moscou, Saint-Pétersbourg et en Sibérie, par le GEPPSS et la revue Perspectives Psy (Note d’Hervé Benhamou).

Références bibliographiques

1. Potapova, V.A. (2004). Psychodrame psychanalytique dans le travail avec les adolescents atteints de la pathologie déficitaire. Moscou : Éditions Serbsky (ouvrage en russe).

2. Rapport du Ministère de la Santé de Russie. (2003). Sur l’Etat de santé des enfants en Fédération de Russie (selon le bilan des examens médicaux épidémiologiques effectués en Russie en 2002). Moscou : Ministère de la

Santé de Russie (rapport en russe).

3. Rosenthal, T.K. (1919). La Souffrance et l’Œuvre de Dostoïevski. Les Questions de l’étude et de l’éducation de la personnalité, 1, 88-107 (article en russe).

4. Schmidt, V.F. (1922). Psychoanalyse im Russland. Internationaler Zeitschrift für Psychoanalyse, 3, S. 520.

5. Angelini, A. (2008). History of the unconscious in Soviet Russia : From its origins to the fall of the Soviet Union. The International Journal of Psychoanalysis, 89(2), 369–388.

6. Katchalov, P., Benhamou, H. (2005). Russie. In Mijolla (de) A. (Ed). Dictionnaire international de la psychanalyse (pp. 1586-1589). Paris : Hachette.

7. Katchalov, P. (1994). Historique des méthodes psychothérapiques dans l’ancienne URSS. Nervure – Journal de psychiatrie, VII (7), 102-104.

8. Marti, J. (1976). La psychanalyse en Russie et en Union Soviétique. Critique, XXXII (346), I99-236.

9. Miller, M. (1998). Freud and the Bolsheviks. Yale : Yale University Press. Freud au pays des soviets, trad. Sylvette Gleize. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2001.

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